Récit de l'expédition à l'Himlung Himal (7126m) en duo
Pour plagier René Desmaison, "une expé, ça commence par un gros sac !". Et quand tu pars sur un 7000m, à deux, avec trois camps d'altitude, et sans guide ni sherpas, c'est encore plus vrai !
Lors de cette première montée au camp 1, nos sacs sont énormes, la moitié de l'équipement est accroché à l'extérieur alors que mon sac fait 87 litres. Plus qu'annoncer avoir fait tel ou tel sommet, il est bien plus important d'annoncer de quelle façon tu l'as fait.
C'est en pensant à tout cela que je traverse la haute moraine et le glacier recouvert de cailloux qui mène au nouveau camp de base, de l'autre côté de la vallée. Celui-ci étant inatteignable pour les mules, il faudrait pour y établir un camp de base, faire faire des navettes à plusieurs porteurs, d'où un certain coût. Petite équipe, petit budget, nous serons bons pour nous rajouter 2h30 de trajet à chaque montée au camp 1.
Mais crise covid oblige, nous sommes seuls. Enfin, presque. Nous partageons le permis (petite équipe, petit budget !) avec une équipe portugaise de 5 membres et plusieurs sherpas, mais notre planning prévoit d'arriver le lendemain de leur départ. Nous ne nous sommes donc pas croisés et nous savons juste que leur dernière tentative a échoué, et qu'ils ont dû partir le dernier jour en hélicoptère du camp de base pour attraper un vol de retour avant la fermeture de l'aéroport (notre équipe du Tilicho arrivera deux jours avant celle-ci à Katmandou).
Etre seuls est un privilège rare sur un sommet de 7000m habituellement (très) fréquenté ! Certes, cela rajoute de la difficulté (faire la trace, chercher l'itinéraire, pas de cordes fixes pré-installées sur les passages techniques, pas d'émulation collective) et il a fallu prendre des risques, s'adapter, être flexibles, réactifs, et faire face à beaucoup d'imprévus (fermeture de la frontière française, pas de visa à l'arrivée au Népal, confinement localisé). Mais c'est une chance que nous avons pu saisir, comme l'an dernier sur les chulus (ici) ; comme j'en avais bénéficié en 2010 au Manaslu pendant l'épisode du volcan islandais ; comme souvent d'ailleurs. Il y a foule à l'Everest, à l'Annapurna et aussi au Dhaulagiri mais c'est le désert en dehors, et même sur les circuits de treks : nous n'avons croisé quasi personne, hormis des touristes népalais ! Du coup on a l'impression de découvrir le Népal tel qu'il était il y a une quarantaine d'années avec peu de touristes.
Petite équipe, petit budget, pas de routeur contrairement au Tilicho et nous montons une 2ème fois au camp 1 (pour y dormir cette fois-ci) lors des pires 24h que nous ayons eu depuis notre arrivée, mauvaise pioche. Il neigeote sans discontinuer. Au réveil, on patiente encore deux heures, peu de visibilité, si le temps se détériore pendant que l'on passe l'icefall qui mène au camp 2, on peut se retrouver en détresse. Nous descendons alors sans même effectuer un portage au pied de l'icefall et allons perdre trois jours. Le lendemain, il fait beau, dommage, nous aurions dû rester. Mais on ne va pas se chercher d'excuses avec la météo, nous n'avions qu'à avoir le cran d'y aller.
Petite parenthèse : en expé, toutes les excuses sont annoncées pour expliquer un échec, et en premier lieu la météo : "on n'a pas eu la bonne météo". Or il est rare que la météo soit si mauvaise qu'elle empêche toute ascension pendant la durée de l'expé (ce fut une fois le cas en 2013 au Dhaulagiri où des vents de 100km/h en permanence et un planning décalé de deux semaines trop tôt pour coller aux contraintes d'un participant nous empêcheront d'effectuer une sérieuse tentative). "Regarde les nuages arrivent", "le vent semble trop fort là-haut", "il neige", etc, etc.
Dans notre cas on pourrait invoquer de plus le manque de nourriture ; refusant de racheter les lyophs de l'équipe du Tilicho (petite équipe, petit budget !) nous n'avons que sept repas d'altitude, c'est peu, il ne va pas falloir monter pour rien. Notre cuisinier se fait aussi du souci au camp de base : confinement du district oblige, impossible de se ravitailler notamment en viande. On pourrait invoquer aussi l'icefall, crux de la voie.
Cette année il est bien plus sec que sur la photo dont je dispose et c'est peut-être la raison de l'échec des portugais : des murs de glace de 20m de haut, aiguisés comme des lames de rasoir, séparés par de profondes crevasses. Comment vais-je passer ça ? J'envie Emilie de ne pas avoir vu de près à quoi cela ressemblait. Emilie qui me disait à midi ne pas imaginer cela si dur, de devoir porter autant : "où est le plaisir ?". Je lui avais répondu que si on faisait le sommet, sa joie serait telle qu'elle couvrirait toutes les souffrances, et que cette joie serait d'autant plus importante au vu des conditions (seuls) et de l'éthique que l'on avait choisie et qui est mienne depuis que je pars en expé : pas de guide, pas de sherpas et pas d'oxygène. J'ajouterais même deux doliprane et un aspirine en tout et pour tout en deux mois de voyage. Pas sûr que cela lui redonne le moral, au contraire de l'annonce simple de notre cuisinier, après que l'on lui ait donné un sirop pour sa gorge : "shower?". La première depuis quinze jours !
Demain c'est décidé nous monterons pour établir à tout prix le camp 2, même si le vent semble souffler fort là-haut. Serons-nous assez en forme pour ce qui s'annonce une journée très difficile ? La fatigue ressentie lors de notre nuit au camp 1 nous a surpris. A quoi est-elle due ? Marquée comme si je redescendais du sommet. Perte de poids, manque de vitamines ? Séjour prolongé en altitude après l'expédition au Tilicho ? L'acclimatement est une science et j'ai encore à apprendre sur le sujet. C'est dur d'enchaîner des sommets, physiquement, moralement. Et dire que je prévoyais une ascension rapide en style alpin sur l'Himlung ! Nous sommes moins en forme que lors de notre arrivée au camp de base du Tilicho. La journée de demain sera décisive. Elle le fut.
Départ 7h du camp de base, 10h camp 1 où nous découvrons que les choucas ont dévoré tout notre stock de nourriture sauf une ou deux soupes, 12h30 début de l'icefall, 15h30 sortie de l'icefall (année séche : trois heures de serrage de fesses, de lames de rasoir en glace à grimper ou contourner, et de ponts de neige fins et terrifiants à passer à quatre pattes), 18h le camp 2 est enfin prêt ! Une petite victoire. Il neigeote.
Dans la nuit je pense que cela va s'arrêter et je ne dors pas. A trois heures j'ouvre la tente, grand beau, feu ! Mais Emilie a un léger mal de crâne et n'est pas partante pour une longue bambée (nous avons décidé de zapper le camp 3) avec juste une soupe dans le ventre... Je pars quand même, histoire de repérer l'accès au pseudo camp 3 et voir l'arête de près. Au bout d'une heure et demie, je fais demi-tour car je suis dans une zone de crevasses cachées, l'endroit ne m'inspire guère. Au moins j'assiste à un lever de soleil majestueux.
Descente vers le camp de base à 8h, et l'icefall passe mieux qu'à la montée, c'est la bonne nouvelle. Mais il va falloir limiter le nombre de passages dans cette zone. Au camp de base, la météo que le papa d'Emilie nous envoie annonce une semaine pourrie. Ce "summit day" auquel je viens d'échapper m'attriste. En expé, il faut saisir les opportunités et ne pas trop tergiverser. Mais à deux, il faut accepter de prendre des décisions où les deux sont d'accord, c'est le jeu de la cordée ! La semaine va être ennuyeuse (petite équipe, petit budget, je n'ai plus de livres et pas de lisseuse), et chaude malgré la neige : pourvu que les ponts de neige ainsi que la tente tiennent !
Les données sont désormais simples : notre permis de trek expire le 25 Mai, il faut donc monter le 21 de 1200m jusqu'au camp 2, monter encore de 1200m le lendemain jusqu'au sommet, redescendre le 23 jusqu'au camp de base, et parcourir toute la vallée de Naar-Phu les 24 et 25 avec tout notre matériel.
Jour J :
Le 21 nous voilà donc de nouveau en partance pour le camp 2. Avec des sacs moins lourds cela devient presque agréable : nous prenons plaisir dans l'icefall et sur le glacier même si nous devons passer certains ponts de neige fragiles de 3m de long à quatre pattes avec un gouffre sous les pieds, un genou passant au travers, impensable dans les Alpes !
Notre camp 2 n'a pas bougé lorsque nous le retrouvons, nourriture enfouie intacte et tente bien amarrée. Nous avons mis six heures, parfait !
Demain réveil 4h, départ 5h, c'est un poil tard mais nous n'avons pas peur de rentrer à la frontale et préférons ne pas avoir froid aux pieds au début. A 8h pause réchaud pour faire le plein d'eau avant l'emplacement du camp 3, le vent souffle pas mal mais nous pensons que cela va se calmer, on est dans les temps. Le sommet est là face à nous et je suis persuadé que nous allons le faire même si la présence de glace sur le bas m'inquiète un peu car cela confirme ce que je redoutais. Malgré la neige tombée, les températures et la fin de saison me faisaient craindre l'apparition de glace depuis la semaine dernière. La face a changé depuis la dernière fois où je l'avais vu à l'aube. Par où passer ? Je pense rejoindre l'arête bien avant le petit col (qui n'en est pas un en fait) en prenant une pente à gauche à 35 degrés environ d'après une photo d'un topo.
La neige est bonne, la forme est là, aucun souci et l'arête paraît courte, cela va être une formalité de rejoindre le pied de la face finale. Pourtant vingt minutes plus tard sur l'arête, on découvre que la glace est présente sous 5-10 cms de neige, et plus on se rapproche de l'arête cornichée, moins il y a de la neige. Je traverse vers le col sous l'arête, à corde tendue ; corde qui ne sert à rien dans cette configuration d'ailleurs... Mais je ne m'inquiète pas, un peu trop serein et confiant sur le fait qu'Emilie sera à l'aise (comme elle le fut dans la traversée exposée qui mène à l'icefall où j'étais plus fébrile). A un moment, je lui crie "attention là c'est glacé" sur un passage de deux mètres où la glace est apparente et vive, et je continue. Quarante mètres plus loin, quand elle arrive sur le passage je l'entends crier "Arnaud !!" d'une intonation qui ne me plaît guère... Je me retourne pour la voir pointes avant, piolet ancré, dans une position précaire. Merde ! Si elle dévisse on plonge tous les deux 150m plus bas sur les rochers présents sous les petits séracs présents à cet endroit. La pente est à trente degrés puis plonge ; je suis moi-même sur un passage délicat de nouveau, aucune chance que je la stoppe. Vite, je prends une broche accrochée à mon baudrier et la visse dans la glace puis m'y vache et y accroche la corde : que le temps semble long dans ces cas là ! Puis je crie à Emilie de se vacher sur une broche ; elle réussit la manoeuvre. Dès lors, elle sort son 2ème piolet, je réalise un relais et la fait venir ; elle traverse en pointe avants avec les deux piolets.
Choquée, elle a eu la trouille de sa vie. Elle m'annonce d'emblée qu'elle ne continuera pas dans cette face qui est probablement dans le même état, et qu'elle ne fera pas le trajet en sens inverse non plus... Je m'en doutais un peu et avais réfléchi aux différentes options. Les rappels ne me paraissent pas une bonne solution, ça plonge dans une face non visible ni repérée (probablement la partie rocheuse et décapée) mais il me semble que l'on peut plus loin rejoindre assez facilement le vallon d'en bas par des pentes pas plus raides qu'à la montée. Le vallon est certes parsemé d'énormes crevasses mais assez vite bouché de visu en rive droite. Avant cela, finir cette traversée au pied de la face, en légère descente. A environ une cinquantaine-soixantaine de mètres - voire plus - on devine un pieu qui sort de la glace : en retirant nos anneaux on devrait pouvoir l'atteindre en une grande longueur. Je prends le pari de rejoindre la corniche dix mètres au-dessus puis descendre l'arête le long de celle-ci en espérant y trouver une neige meilleure. La dernière de nos quatre broches vissée à mi-parcours je rejoins soulagé le pieu d'où sort deux mètres de corde de la glace. J'installe un mousqueton sur le pieu auquel j'accorde une confiance toute relative mais c'est mieux que rien. Alors qu'Emilie me rejoint s'ouvre sous nos mains une crevasse large de cinquante centimètres : le pieu était posé sur une crevasse ! Nous avons les pieds juste au bord. Nous entamons alors la descente et je demande pour la forme à Emilie, dont le pied passe encore au travers d'un trou, "c'est ton dernier mot ?" "oui ! ".
Nous nous regroupons plus bas sur un endroit en sécurité. Emilie me propose d'y aller seul, voyant que la face m'attire. Mais je ne peux la laisser seule là quatre heures, l'objectif était d'aller là-haut ensemble ou rien, c'est le propre d'une cordée. Nous rentrons donc tranquillement en descendant ce vallon puis remontant de biais vers nos traces de ce matin, essayant de profiter de ce cadre magnifique, malgré la déception d'une saison blanche (deux buts de suite !) en laquelle nous avions mis beaucoup d'espoir.
Le mot de la fin sera pour Emilie : "seuls ceux qui rentrent vivants ont toujours raison". Et l'aventure était belle.
Après deux mois passés au Népal, place maintenant au Pakistan... qui nous refuse au dernier moment l'entrée sur son territoire car nous venons du Népal (peur du variant indien du covid). De nouveau il faut repousser la suite à 2022.
De votre côté si vous souhaitez organiser une expédition, n'hésitez pas à me solliciter pour prendre conseil.
Photos Emilie Guilleman / Arnaud Pasquer
Vidéo de l'expédition : https://youtu.be/uTzUQln8eqw
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